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ANA ET LES ERRANTS
: GRAVIR LA CHUTE
La peinture d’Ana Negro en s’appuyant à la fois sur les formes du passé et
les terreurs de l’Histoire prend le statut de figuration préfigurante. Elle
est attentive à la face « antérieure » de l’image tournée du côté de son
origine. Mais elle ose envisager une expression partielle d’un projet du
monde : projet non forcément rêvé mais produit d’une énergie spirituelle.
D’où la motricité l’oeuvre. Un rythme franchit toutes ses failles.
L’imagination de l’artiste est une mise en œuvre empirique qui appelle la
forme. La motricité est donc fondatrice, elle permet de garder vivante la
marque non seulement du sentir mais de son ouverture à la Lumière.
Un tel travail est celui du désétablissement. Il fait perdre pied. Il
renvoie du connu à l’inconnu. Il rend démuni en devenant l’avénement d’une
trans-passabilité.
Ana Negro invente la spiritualisation du sensible par sa figuration qui sort
pourtant d’un simple réalisme. Elle émane par l’appréhension du sensible et
d’un fond primordial pour laisser naître une altérité rayonnante et
terrible.
Chaque gravure est un moment apertural. La verticalité intègre des
résistances, des déviations. L’artiste - en les franchissant – crée des
tensions. Les traits ne sont pas des signes mais des formes avant d’être
limites d’une figure ou indications d’un contour. Forme, point, ligne,
surface ne sont pas transposables dans un autre espace. Tout s’expose, entre
en incidence réciproque.
Les traits noirs contrastent avec les « blancs » du support. Ils forment des
faisceaux dont la pénétration mobilise la surface blanche et l’empêche de se
fixer. Les noirs forcent à l’ouverture les plages immaculées. Elles ne
peuvent répondre à cette poussée que par leur propre expansion. Les formes
semblent toujours mouvantes comme si elles reposaient sur elles-mêmes.
Ce repos ne bloque pas. Il devient un mode de mobilité. : chaque ligne
gravit sa chute. Et c’est là toute la poésie de l’œuvre. Poésie de sa
réalité. Pesanteur et surrection s’entretiennent l’une l’autre dans un
change perpétuel. Il y a le large et l’étroit, le clair et l’obscur.
Présence du souffle.
Dans chaque chute comme dans chaque Ascension surgit une retenue : le noir
déferle comme déferle le blanc. Suspens. C’est le moment crucial d’une
situation proprement humaine entre l’ascension et le chute. Entre le cri
muet de la chute et du désir. Dans les des cas demeure l’épreuve de la
verticalité.
Oui, la ligne gravissant sa chute, presque ensevelie dans son ombre
s’éclaire d’un bond. Toutes ses tensions irradiante s’articulent
rythmiquement.. Une flamme couve. Des questions se posent. Celle-ci par
exemple : le terrible, les errants d’Ana Negro peuvent-ils le supporter ?
L’espace. Et non espace. Conscience du blanc. Contenance du noir. Les traits
s’interrompent sans que le soit le souffle Le résultat plénier n’est pas
l’ensemble des tracés noirs, des nappes de clarté ou les deux mais l’unité
du souffle.
Tensions, tensions, rien ne se bloque dans un arrêt-limite. La créatrice met
fin à l’antagoniste de la clarté et de l’obscur. , Le blanc n’est plus
compris entre deux traits noirs : il transcende ses limites. Il les abîme en
lui. En conséquence dans le cadre même de chaque oeuvre surgit l’ouvert:
« on n’y entrera pas sans être disparu » disait André du Bouchet.
La peinture d’Ana Negro ne se ferme pas en discours, elle ne se dissout pas
dans l’ineffable. Elle ouvre une conjonction nouvelle de l’être et du monde.
Bien plus qu’un récit - anecdotique en quelque sorte - elle devient un
espace moteur. Dessous : un sol, dessus un ciel. Mais on ne les voit pas.
Les errants gagnent ainsi l’ouvert. L’œuvre apporte un morceau de jour,
espère une aube des lointains. Cela soudain est proche. La substance souffle.
Blancheur dans l’obscurité et outre obscurité : le vide du ciel répercute un
éclat soudain.
Toute la beauté est là. D’Ana Negro est comme le Septième Jour : c’en est
fait du chaos, il est mort. L’artiste ouvre l’espace comme son lieu propre
par échange perpétuel entre le noir et le blanc.
Elle crée ainsi un rythme. Il se déploie dans la peinture et lui confère une
présence inédite. C’est pourquoi un tel art n’est pas le mémorial mais la
vérité du sentir. Il prend fond dans l’image sans se laisser capter par elle.
Révélation. Attente sans rien attendre.
L’oeuvre permet d’éclairer une expérience présente dans laquelle nous sommes
induits, « contemporains » de la destruction et de la misère humaine. Elle
manifeste le plus profond de l’art.
Rien ne définit mieux ce travail que la forme réfléchie d’un verbe, forme
encore en usage au XVIIème siècle : « S’apparaître ». Comme si ce qui
soudain surgit émergeait en dehors de l’artiste elle-même. Mais en même
temps cette forme réfléchie tend à signifier : apparaître en soi-même.
Dans la peinture d’Ana Negro les deux dimensions n’en sont plus qu’une. Il
suffirait de découper les contours des éléments contenus dans chacune
d’elles pour comprendre que tout serait changé. La peinture n’aurait plus sa
tenue.
Le regard perd toute conversion ou esprit d’analyse. Il se règle sur les
contours, mais ceux-ci appartiennent à la figure : si bien que la nature des
limites est changée. Se produit une dénivellation entre le noir et le blanc.
Figure et fond appartiennent à deux surfaces concomitantes mais différentes.
Leurs niveaux sont déterminés par les dimensions spatiales et la profondeur
des noirs et des blancs vers la pure ouverture.
***
Jean-Paul Gavard- Perret. Docteur en littérature, enseigne la communication
à l’Université de Savoie à Chambéry. Il est membre du Centre de Recherche
Imaginaire et Création. Il est spécialiste de l’Image au XXe siècle et de
l’œuvre de Samuel Beckett.